LIVRES
Les chroniques de Flore:
Du côté de la vie
CHRONIQUE 3:
SOUCOUPE VOLANTE ET DECALAGE HORAIRE.
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C’est la première fois que Liloua, 6 ans, me voit avec mes nouvelles lunettes. Quand j’allais la voir en chambre stérile, je ne les mettais jamais. Le masque sur la bouche et le nez fabrique une buée sur les verres qui me gêne dans mon travail.
Depuis ce matin, elle n'est plus en isolement. Plus besoin d'enfiler la panoplie habituelle. Elle m’embrasse en riant :
- Léa, tu es drôle !
- Tu ne serais pas en train de te moquer de moi ?, lui dis-je en souriant.
Pendant que je prépare ses feuilles d’exercices elle me dit très sérieusement :
- J’ai envie de merguez. Je ne peux plus en manger à cause de mon régime. Trop de sel. Tu aimes bien, toi, la merguez ?
- Non, je ne mange presque jamais de viande.
Silence, grands yeux éberlués ronds comme des soucoupes, sourcils hauts sur le front. Elle ne s’attendait pas du tout à cette réponse. Je vois presque des points d’interrogation se dessiner dans ses yeux.
Espace-temps suspendu. Me voilà partie dans un fou rire ! Elle reste sans voix quelques instants. Son cerveau en hyperactivité, elle continue sans rire :
- Mais… Tu ne manges pas de mouton ?
-Non.
Sourcils en accent circonflexe.
- Et du poulet ?
-Rarement.
Retour des soucoupes et incrédulité sur son joli visage.
- Et du poisson ?
Je lui tends ses devoirs en riant :
-Parfois. L’interrogatoire est terminé ? Tiens, travaille.
Mais elle persiste et signe :
- Et de l’agneau ? Tu ne manges pas de l’agneau à la fête du mouton ?
- Tu veux vraiment que je mange de la viande ! De toute façon, je ne célèbre pas cette fête. Je ne suis pas musulmane.
- Ce n'est pas grave, tu peux quand même en manger.
Ce n'est pas le problème. Je me dis que j'aurais mieux fait de me taire. Nous ne sommes pas sorties de l'auberge !
Silence, concentration, travail. Pas pour longtemps.
- Mais pourquoi tu ne manges pas de viande ?
- Parce que je suis une extraterrestre et je suis venue pour te chatouiller !
Les gestes, les rires et les cris se joignent à la parole. Je m’assieds au bord du lit. Elle écrase le bouton de la télécommande du lit qui monte doucement vers le plafond.
- Et voilà, me dit-elle, la soucoupe volante a décollé !
On redescend, on remonte. Finalement, la soucoupe volante fait une halte à un mètre du plafond. Elle sort son crayon du plumier et se met à travailler. Après quelques minutes, elle me dit :
- N’oublie pas qu’on est en haut.
- Merci Mademoiselle, aucun risque !
Nous restons là, suspendues pendant un bon moment.
A la fin de la leçon, la soucoupe atterrit enfin.
L’imagination et l’humour rendent les moments difficiles un peu plus supportables. Certains enfants arrivent à se créer un monde dans lequel ils se sentent bien. Malgré leur isolement, ils arrivent à s’évader, à jouer et à rire. Il suffit parfois de pas grand chose pour vivre un moment magique.
Après mon petit tour en soucoupe volante, je passe ma tête dans la chambre de Junior, un enfant de 9 ans. Je ne le connais pas encore vraiment mais il a l'air d'un sacré numéro. Cela se voit dans ses yeux. D 'ailleurs un épisode va confirmer mes soupçons.
- Coucou, c’est Léa.
Une voix me répond de la salle de bains :
- Tu tombes mal, je mijote dans mon bain !
- A cette heure-ci ? Il est déjà 10 heures passées !
Je vais chez un autre enfant et reviens vers 11 heures 30.
- Tu tombes mal, je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner.
Installé dans son lit, il me montre deux sandwiches et des petites saucisses.
-Tu sais qu’il va bientôt être midi. Tu vas recevoir ton repas dans une demi- heure. Bon, je reviens cet après-midi.
Vers 14 heures, j’ouvre la porte de sa chambre pleine d’espoir.
- Tu es prêt ?
- Tu ne tombes pas bien, je mange mon repas.
Je soupire, un plat de riz a remplacé les saucisses. Mais il est complètement en décalage horaire cet enfant !
Plus tard, dans l’après-midi, il dort ! Heure de la sieste, sans doute ! Nous ne vivons pas sur le même fuseau horaire.
Aujourd'hui, je frappe à la porte et, oh, bonheur, je peux entrer. Tout frais, tout sourire, il accepte de travailler. Il se concentre. Lorsqu'il arrive presque au bas de la page, il ferme les yeux et grimace.
- J’ai un peu mal au ventre, mais si je me repose un peu ça ira mieux.
Les maux de ventre et de tête, annoncent souvent la fin des cours. A chacun sa douleur, sa petite astuce pour clôturer les cours un peu plus tôt que prévu.
Il se couche, laisse passer 30 secondes et se rassoit .
- Ça y est, ça va mieux !
Il prend une tête mi- figue mi-raisin pour terminer ses exercices. Traduction : Je me sens un peu mieux mais finalement pas si bien que pour continuer à travailler.
- Bon, repose-toi, on se revoit demain.
Il se recouche en grimaçant.
- J’appelle l’infirmière ?
- Non ça ira.
Je quitte la chambre, enlève ma blouse-masque-gants… puis jette un œil à la fenêtre. Je le prends en flagrant délit de jeux vidéo. Il ne m’a pas vue. Trop occupé. Cela me fait rire.
Au fil des jours, il se met au travail. Pas trop quand même, il ne faut pas exagérer. Mais ça vient doucement. Allez Junior, encore un petit effort. Il a une crampe au doigt.
Certains enfants, heureusement pour moi, pas majoritaires, ne sont » pas-trop-scolaires » , ou pas du tout. Avec les premiers, j’ai quelques chances et des astuces de mon côté. Avec les « pas-scolaires-du-tout » c’est plus difficile mais pas impossible. Il me faut utiliser alors les ingrédients suivants :- 1 louche pleine à ras bord de patience, de belles graines d’apprivoisement, quelques gouttes de douceur et des brins d’humour. Quand tout est bien dosé et mélangé, la potion magique fonctionne neuf fois sur dix. Evidemment, cela serait trop simple s’il n’y avait pas d’exception ! J’en ai rencontré un, dernièrement, particulièrement coriace !
Voici Kévin, 12 ans. La première fois que je l’ai vu, il m’a impressionné par sa taille. Il remplissait tout le lit, il devait même plier ses jambes pour qu'elles ne dépassent pas. Quand il s’est levé, il s’est déplié comme un accordéon et sa tête est montée bien plus haut que la mienne. Avec mon mètre cinquante ce n’est pas difficile.
Je me suis présentée comme je le fais à chacune de mes rencontres. Je lui ai expliqué que nous pourrions poursuivre sa scolarité ensemble durant ses hospitalisations. Pour toute réponse, un hurlement, des larmes et un regard implorant sa maman. J’étais stupéfaite ! J’avais devant moi un tout-petit dans une taille d’homme ! Jusqu'à présent, je n’avais encore jamais traumatisé personne, même pas impressionné qui que ce soit... ni même un moustique !
Sa réaction claire et nette signifiait :
-Non, pas l’école ! Pas jusqu'au fond de mon lit ! A l’aide ! Au secours !
Sa maman n’en revenait pas non plus. Elle a bien essayé de le raisonner mais il a disparu sous le drap. Fin de l’entretien.
Mes autres passages furent accueillis d’un sourire mais je n’ai pas su le convaincre d’ouvrir un cahier ou l’ordinateur. Il ne voulait même pas jouer avec l’éducatrice.
Comme il arrivait à la fin de son traitement, il a pu rapidement reprendre ses cours dans son école.
Bientôt les vacances de Pâques. Elles arrivent à grands pas. A l’école, l’ambiance vire au gris. Résultat d’une grosse fatigue nerveuse et émotionnelle. Besoin de changer d’air, besoin d’ailleurs, de se recentrer sur soi-même et sur sa propre vie. Reprendre des forces pour bien terminer l’année scolaire.
Les enfants trépignent. N’oubliez pas vos œufs en chocolat !
Bonnes vacances !