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Les chroniques de Flore:

Du côté de la vie

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CHRONIQUE 5:

CREPUSCULE.

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J'arrive dans le quartier stérile direction Junior. Dès qu'il me voit à la fenêtre de sa chambre, il secoue sa main fermée, pouce tendu vers le bas. Il est couché, ce n'est pas la forme.
- Tu peux quand même venir !, me crie-t-il à travers la porte. 
Le temps de me préparer, j'entre dans la chambre. Grosse fatigue due aux traitements, envie de dormir, nausées et cette fois-ci, c'est vrai. Je le vois à sa petite mine. 
Il serre sa couverture contre lui. Je reste près de lui, silencieuse. Il s'endort. Je sors sur la pointe des pieds.

A l'hôpital de jour, Rachid vient d'arriver. Il doit passer quelques examens médicaux et nous n'aurons pas la possibilité de travailler. En tout cas, il est en pleine forme. Il me raconte ses retrouvailles avec ses copains. Sa maman n'arrive pas à placer un mot tant le débit de parole est rapide ! Quel enthousiasme !

En me dirigeant vers l'ascenseur,un bolide fou manque me renverser. Après ma surprise, je reconnais Raphaël dans sa chaise roulante. Il s'arrête pile poil à cinq centimètres de mes pieds dans un virage très serré. Il me salue, le visage souriant :
- Coucou Léa, c'est moi !
- Oui, je vois ! Mes pieds l'ont presque senti aussi.
Il me dit qu'il ne fréquente plus son école depuis plusieurs semaines. Malgré son énergie et sa vitalité, il est en soins palliatifs. Il a décidé que la fin de sa vie se passerait à la maison. 
Je connais Raphaël depuis l'an dernier. Sa maladie l'a installé petit à petit dans son fauteuil. Il a toujours été passionné de voitures. Malgré les mauvaises nouvelles, il me montre sa collection d'autos qu'il a photographiée sur son mobile.
- Regarde, mes voitures cachent tout le mur de ma chambre !
- Ce n'est plus une collection, c'est un magasin !
Il rit fièrement.
Durant ses hospitalisations, son père lui en ramenait de toutes neuves formant une nouvelle collection sur l'appui de fenêtre. Anciens modèles se mêlaient aux voitures sportives. Il était intarissable ! En le voyant rire et s'amuser, j'ai du mal à réaliser la réalité de la situation et je me dis que je ne le reverrai probablement plus.
Avant de se quitter il me dit de but en blanc :
- J'ai déjà fait la liste des gens à qui je les donnerai. Ils pourront venir les prendre quand je ne serai plus là.
Ouverture des vannes » tristesse », inondation intérieure. Je lutte pour qu'elle ne déborde pas à l'extérieur. Je dois encore voir d'autres enfants.

Il me rappelle une petite fille dont je me suis occupée en classe, il y a quelques années. Patricia venait tous les jours à l'école. A la fin de la matinée, avant de remonter dans sa chambre, elle avait réalisé un superbe dessin plein de fleurs. Le jour-même, sa maman m'apprit qu' elle était désormais en soins palliatifs. Je la verrais donc en fonction de son état . Il m'a fallu du temps pour intégrer et digérer la nouvelle. Patricia montrait tout le contraire ! Calme, sereine, souriante. Son dessin, par ses couleurs, célébrait la vie, le printemps, le renouveau ! Stupeur, incrédulité, envie de ne pas y croire, tout se mélangeait dans mon coeur et dans ma tête. Corps présent... mais esprit ailleurs.
J'ai poursuivi mon chemin tel un automate le reste de la journée.

Je ne sais pas ce qu'il se passe ce matin mais tous les petits pleurent en même temps. C'est lundi. Certains enfants sont arrivés ce week-end ou ce matin. Léo, hospitalisé hier pour ses chimios a des nausées. Il voudrait dormir afin de se remettre de sa nuit perturbée. D'habitude, il est toujours prêt à mon arrivée. Habillé, lavé, pimpant.
Il a 11 ans et depuis trois mois, l'hôpital est devenu sa deuxième demeure. La première fois que je l'ai rencontré, il pleurait. Il s'inquiétait pour l'école. Lui, le bon élève craignait le redoublement. Je lui ai annoncé que je tombais bien, que nous allions travailler ensemble et que je ne lâcherais plus ! Sourire rassuré, angoisse envolée.
Ce matin, il ne se sent pas capable de travailler. Le moral en berne il me dit :
- Mon chien me manque. On ne pouvait plus le garder à cause de mon cancer. Pour le moment, il est chez mon tonton. Il me le montre sur Skype. J'espère qu'il pourra bientôt revenir... quand j'irai mieux.
Comme son monde s'est rétréci. Plus de chien, pas de visites, pas de sorties pendant des semaines, des mois, pour se protéger des microbes. Passage difficile mais obligé pour augmenter les chances de s'en sortir.
« Quand j'irai mieux », c'est comme dire » quand je serai grand ». C'est l'espoir, l'avenir, les projets, la vie. Léo y croit, la visibilité s'ouvre sur « un plus tard ». 
Mais il arrive qu'une montagne insurmontable bouche l'horizon. L'avenir ne semble plus probable. « Plus tard », n'existe pas...


Ce matin, Léo est prêt et malgré sa température, il veut absolument travailler. Je pense que cela fait partie de son combat.

Dans l'autre service, Dounia qui a de nouveau passé quelques jours à l'hôpital m'annonce qu'elle rentre chez elle.
- Au revoir, bon retour !
Quelle joie de prononcer ces mots quand un enfant retourne à la maison. Parfois, je ne le revois jamais. Tant mieux, je me dis qu'il va bien. Je l'espère en tout cas. D'autres reviennent régulièrement et c'est toujours difficile, un peu comme un retour à la case départ. Moral dans les chaussettes, envie de rien, sentiment d'injustice. Heureusement cela ne dure pas longtemps. Ecole, activités avec les éducateurs ou les bénévoles, le temps passe plus vite et bien entourés, ils reprennent courage. Les psychologues aussi aident ces jeunes qui reviennent si souvent.
Dounia vient de terminer un dessin sur lequel elle a écrit « La vie est belle ». Une promesse, un espoir d'avenir meilleur. Les fleurs colorées se balancent sur le papier. Un arc-en-ciel traverse les nuages... La vie dans toute sa douceur.
Junior aussi s'en va aujourd'hui. Il est fou de joie. Des semaines ont passé depuis son hospitalisation. Il a bien tenu le coup !
- Je vais bien respirer l'air du dehors !, crie-t-il.
Pourtant, il devra encore porter un masque.
Sa maman s'approche de moi:
- Il ne pourra pas encore retourner dans son école et je suis inquiète.
Besoin d'être rassurée. Elle a reçu l'adresse d'une association qui envoie des instituteurs bénévoles à domicile. Ils viennent une ou deux fois par semaine, c'est mieux que rien. Junior progresse bien et quand il sera moins fragile, il pourra fréquenter notre école tous les jours et se « rattraper ». 
Il n'en va pas de même pour tous. Face à la maladie, les parents se raccrochent à la scolarité de leur enfant comme à une bouée de sauvetage. Tant qu'il travaille, il va bien. Sauf que, certains enfants sont dépassés par leur scolarité depuis longtemps. Les parents pensent alors que durant leur hospitalisation, nous, les enseignants, pourrons combler leur retard. Ils oublient que l'enfant est d'abord là pour se soigner.
Nous faisons de notre mieux, en adaptant nos exigences à chacun de nos élèves. Reprendre la matière pour qu'ils puissent avancer pas à pas. Consolider les bases pour qu'ils ne perdent pas le fil et évoluer ensuite avec confiance. Certains enfants doivent parfois recommencer leur année parce qu'ils ont toujours connu des difficultés scolaires et la maladie n'arrange rien. Parfois, le fait de doubler n'est vraiment pas une perte de temps. Dans certaines familles, l'échec scolaire est considéré comme une nouvelle épreuve. Mais si l'enfant s'est investi, qu'il a malgré tout progressé, il devrait être félicité pour son courage et sa persévérance, préservé de la déception de ses parents. Il n' y a pas de honte à recommencer une année.

Cela commence à devenir une habitude, Liloua a encore « oublié » son cartable. Depuis quelques semaines, le cahier de liaison a mystérieusement disparu. .. envolé, caché je ne sais où. Quand elle n'a pas ses cahiers, j'ai mes leçons.
Un adolescent, déjà installé dans son lit me dit :
- Tu en as de la patience, Léa. Je n'ai encore jamais vu ça !
S'il savait... La patience n'est qu'un élément d'une longue série ! Patience, bienveillance, tolérance... Ecouter et comprendre entre les lignes... Et j'en passe. J'ai toutes ces qualités Moua ? Pas possible, je m'épate moi-même ! Encore un peu je me féliciterais ! Je pèse un peu plus lourd tout à coup. 
J'ai une pensée pour mes collègues qui, chacune à leur manière donnent tant de leur personne aux enfants, aux familles qu'elles écoutent, comprennent et rassurent. Une maman, un enfant va s'épancher, nous confier des moments de sa vie, des secrets, des choses difficiles que nous ne devrions sans doute pas savoir et que nous taisons. C'est ainsi que le livre de notre mémoire se remplit. 
Tiens, après institutrice-conteuse, j'aurais pu devenir « écoutrice », après tout. Bien installée dans mon fauteuil, ceux qui le souhaiteraient viendraient se confier, tout bas, dans mes oreilles. Des chuchotements glisseraient dans mes tympans d'où ils ne sortiraient jamais. Je ne répondrais rien, juste écouter. Les psychologues sont là pour les aider mais les choses ne se passent pas toujours de cette manière. Tout arrive à l'improviste, que nous soyons prêtes ou non, disponibles ou pas, dans le feu de l'action, dans l'émotion,sans rendez-vous. De grandes et petites mains se raccrochent à nous, malgré nous. Un jour, elles nous quittent et poursuivent leur chemin. D'autres arrivent, des parents, des enfants, chacun avec leur histoire, leur vie, leurs joies, leurs attentes et leurs doutes, parfois avec leurs drames aussi. Personne ne se doute que nous, les enseignant(e)s, avons aussi nos émotions, notre vécu, nos difficultés et que nous ne savons pas où déposer les leurs, comment les gérer ou les « digérer » pour ne pas nous laisser envahir. Nous pouvons entendre « avec détachement », de beaux mots, mais comment fait-on ? Nous ne sommes pas formé(e)s pour ça. Alors, il arrive de temps en temps que l'une de nous craque ou soit plus agressive avec les autres. Heureusement, nous nous soutenons et nous essayons de nous aider les unes les autres, comme nous le pouvons.

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